vendredi 28 octobre 2011

ACTUALITÉ DU LETTRISME EN ITALIE






DES PROPAGATRICES ECLAIREES : MIRELLA BENTIVOGLIO ET CARLOTTA CERNIGLIARO

Si, depuis le début des années 2000, Carlotta Cernigliaro est devenue l’une des propagatrices de premier ordre des œuvres des membres du groupe lettriste, comme en témoignent les expositions régulières qu’elle lui consacre – elle a, en effet, défendu avec rigueur les créations d’Isou en 2005, puis, au cours des années suivantes, les travaux de Sabatier, Hachette, Satié, Gillard, Poyet, Broutin, Roehmer, Caron, Caraven, Dion et, à nouveau, d’Isidore Isou, tout en organisant une importante manifestation consacrée au Lettrisme au-delà de la féminitude (Anne-Catherine Caron, 2008) – et présentement une personnelle de cette dernière artiste (dont le vernissage aura lieu le 5 novembre 2011 : Roman lettriste de la Villa Cernigliaro, où elle exposera son nouveau roman basé sur les théories isouienne de la méca-esthétique intégrale), il est, dans les années soixante-dix, une autre femme, Mirella Bentivoglio qui, dans le panorama artistique de ces années-là, non seulement en tant qu’artiste elle-même, mais également et essentiellement en sa qualité de promotrice de la présence des femmes, a marqué son temps, notamment grâce à la grande manifestation Materializzazione del linguaggio tenue à la Biennale de Venise en 1978 avec la participation remarquée de Micheline Hachette.

Aujourd’hui, c’est au MART de Rovereto (Italie) que Mirella Bentivoglio rend hommage aux artistes qu’elle n’a cessé de défendre dont, pour la section française, Micheline Hachette, Anne-Catherine Caron et quelques autres femmes du groupe d’avant-garde qui ont su à leur niveau et à leur époque entreprendre le combat des novatrices et novateurs.

Légendes:
De haut en bas: ANNE-CATHERINE CARON, ROMAN LETTRISTE DE LA VILLA, CERNIGLIARO, 2010-2011. Chapitres 1, 3, 4, 5, 9. En exposition à la Villa Cernigliaro de Sordevolo, Italie.
ANNE-CATHERINE CARON, PARTIE DE ROMAN A EQUARRIR, 1978. Oeuvre actuellement exposée au Museo d'Arte Moderna e Contemporanea di Rovereto (Mart), Italie, jusqu'au 22 janvier 2012.



samedi 28 mai 2011

DES ÊTRES SE RENCONTRENT ET UNE DOUCE IDEE DE LA NOVATIQUE S’ÉLÈVE DANS LEUR CŒUR






















Anne-Catherine Caron lors de son intervention dans le cadre du séminaire ALLA KUNGENS HÄSTAR : LETTRISMEN IDAG ? au Modern Museet de Stockholm le 24 mai 2011.

Une civilisation policée, à la fois très post-industrielle et très historique de cette période qui permit de formidables avancées pour les sociétés du monde occidental.
Des associations à la Ibsen ou à la Stringberg, celles des tourments et les déchirements de ces autres grands nordiques voisins.
Un bout du monde et un en-soi à la Virginia Woolf où l’enfer comme le paradis pourraient se nicher au gré des archipels ressemblant aux lambeaux de la civilisation flamboyante des inventions.
Un peu d'un Palais de glace plus lointain.
Un monde polaire de la fin des terres et du monde que charrient la Baltique comme le lac Mälar et un Moderna Museet accueillant avec beaucoup de bois et de contenu.
Une équipe de jeunes gens brillants et d’avant-garde pour accueillir un séminaire sur le Lettrisme aujourd’hui et évoquer les externités qui se soulèvent en ce moment sur la planète, le continent noir décrit par Freud qui se manifeste aussi comme la moitié éclairée de ce ciel bas et infini que l’on entrevoit aux horizons nouveaux de ces contrées proches et lointaines à la fois.
Enfin, quelque chose qui, comme Isou l’a écrit le 30 décembre 2002, en conclusion de ses textes sur le Lettrisme au-delà de la féminitude (Ed. Zero Gravità, 2008) devrait « évoluer, dans le sens inverse, en remontant jusqu’à l’explosion première du big bang de George Anthony Gamow, au-delà des morts, en créant pour nos successeurs les œuvres, servant d’échelons, pour arriver à la Société Paradisiaque. » (A.-C.C., Stockholm, hôtel Skeppsholmen dans la soirée du mardi 24 mai, Extraits de mon journal à cette même date).

lundi 25 avril 2011

REDECOUVERTE DE "OEUVRES POUR CHIENS" DE ROLAND SABATIER



Roland Sabatier
OEUVRES POUR CHIENS (1991)
Acrylique sur dix-neuf toiles et objets divers définis comme autant d’oeuvres hypergraphiques et infinitésimales. Participations des chiens des visiteurs et des pompiers de la ville de Nice. L’ensemble intègre le «Fichier international des chiens perdus dans la réaction culturelle» et «L’oeuvre de pédagogie esthétique pour chiens» réalisée par l’auteur le 25 septembre 1991.
Installation à la Galerie Artcade de Nice, du 25 septembre au 2 novembre 1991.

Il est une œuvre singulière de Roland Sabatier dont il m’a été permis de visionner les traces visuelles à plusieurs reprises et qui remonte déjà à 1991. Je dois dire que cette réalisation résonne étrangement en moi, car en préambule, l’auteur explicite en une aporie ensorcelante jetée aux maîtres venus accompagnés de leurs chiens : « si cette exposition vous surprend, ce n’est pas parce que vous ne pouvez pas la comprendre, c’est parce qu’elle n’a pas été conçue pour vous ».
Faisant intervenir la race canine, à la place du règne des hominidés, du végétal, enfin de tout ce qui ressort d’un organique ou d’un autre genre existant ou à inventer, ces dites Oeuvres pour chiens nous laissent songeurs à plus d’un titre, car Sabatier y introduit une nouvelle nourriture terrestre qui exclut tout le minéral qui nous rejoindra un jour. Les aboiements proliférants, répétitifs, incantatoires de ces quadrupèdes, considérés comme la mécanique et le support de sa réalisation visuelle et ô combien sonore, consentent à l’auteur de dresser un portrait d’une autre race, celle de la meute qui entoure encore le monde de l’art académique contemporain.
Malicieusement, l’auteur ajoute lors du vernissage et de sa présentation à la Galerie Artcade, en un mois de septembre méditerranéen, « qu’il espère ne pas être traité comme un chien. Un artiste moins rigoureux que moi dirait que cette exposition dépasse l’entendement humain pour appréhender l’entendement canin ».
L’ami le plus fidèle de l’homme, celui qui apparaît métaphoriquement dans les œuvres des maîtres du passé, sort de leur cadre figé, faisant directement son entrée dans la galerie elle-même – ce qui est tout de même une belle idée, une de ces idées jubilatoires si chères à Sabatier –, pour se métamorphoser en des supports et des matériaux vivants, de ceux qu’Isidore Isou avait inaugurés avec son Mobile vivant, un oiseau qui vécut quelque temps dans les salles du Salon Comparaisons en 1960, ou bien le poisson rouge et son aquarium présenté en 1962 dans le même salon parisien.
De toutes ces mécaniques en relation avec les descendants de la Louve fondatrice de Rome, Sabatier dresse un inventaire systématique aux allures naturellement loufoques, comme l’inconnu se présente à l’ordinaire : depuis la participation supertemporelle des chiens aux œuvres gustatives canines, en passant par le Fichier international des chiens perdus dans la réaction culturelle, ou encore des répliques de tableaux d’artistes de l’establishment culturel de l’époque où le compagnon d’Isou a ironiquement introduit la présence d’un chiot, ou encore, pour défier, certainement, leur disparition qu’il conçoit également, des œuvres cette fois-ci thérapeutiques.
Rien à voir avec les signes francs blancs et peints en réserve de sa post-écriture personnelle.
Ici, les spectateurs découvrent une mise en abîme éternelle du cri déchirant du genre de celui qui vocifère sans maîtriser le langage, de celui qui se trouve à l’orée de l’humanité, qui se construit et se détruit chaque jour, et nous donne en offrande un plat qui se mangera toujours chaud, un met composé d’œuvres aléchantes, provocatrices et bouleversantes, presque des anti-cosmogonies anthropologiques visuelles, enfin des idées d’ "anti-art" dans un monde où les installations les plus hardies ne pourront jamais rivaliser avec la scène culturelle et nietzschéenne du cheval bafoué que le philosophe veut secourir pour, peut-être, se sauver lui-même.

Comme le dit Isou au sujet du roman, mais appliqué, ici, au monde formel, celui-ci n’est jamais devenu que la cage à bêtes qu’il avait prophétisée.
Anne-Catherine Caron, Paris, le 25 avril 2011.

jeudi 24 mars 2011

DU BLEU, DE L’ASSISE, DU GIOTTO ET DU BROUTIN


Plongée dans la foule du peuple italien qui commémorait le cent cinquantième anniversaire de son unification, en compagnie de ma chère Carlotta Cernigliaro, je me suis acheminée dans des artères noires de ce monde vers la rue Saint François d’Assise, faisant à mon tour un pèlerinage émouvant entre création charnelle et force spirituelle.
Je vais en quelques instants, ce jeudi 17 mars 2011, accomplir un passage du profane au sacré.
Belle exposition dans un lieu magique, un palais baroque turinois et ses vastes portiques déployés le long de son "piano nobile" où il me semble avoir longuement habité.
Belle émotion du bleu qui orne la salle où Broutin expose ses cycles de Giotto.
Belles coïncidences pour des retrouvailles avec ce camarade qui fait partie de mon horizon intellectuel et créatif depuis ma rencontre avec le Lettrisme en 1972.
Ce jour-là, à l’extérieur du palais, le temps n’était pas bleu, il était moyen.
Anne-Catherine Caron, Turin, soirée du 17 mars 2011.

Légende photo, Broutin et Anne-Catherine Caron lors du vernissage de l'Exposition "L'AFFAIRE GIOTTO, 2006-2010" au Palazzo Bertalazone di San Fermo le 17 mars 2011.
L'exposition continue jusqu'au 16 avril 2011 à la Libreria Antiquaria Fabio Freddi - Via Mazzini 40, 10123 Torino



jeudi 3 mars 2011

LE BOULEVERSEMENT DES ARTS


Ze mag'zine, Culture |

« Lettrisme. Le bouleversement des Arts »

Tel est le titre du fort intéressant essai consacré par Guillaume Robin (co-fondateur et rédacteur de la revue critique « TI » par conviction, directeur artistique au sein d’une agence d’évènementiel spécialisée dans la culture parce qu’il faut bien assurer le quotidien) à ce mouvement né en 1945 avec l’arrivée en France de son créateur, le très « agité du bocal » Isidore Isou. Un nom qui ne dira pas grand chose à la plupart d’entre nous, mais dont le simple énoncé trouvera un écho prodigieux auprès de nombre d’artistes, critiques et plus généralement d’amateurs éclairés en matière d’histoire des avant-gardes artistiques et littéraires. Considéré en effet par tout ce beau monde sous le prisme d’un mouvement libérateur et émancipateur, le Lettrisme a pris la forme d’un gros pavé dans la mare des principes dogmatiques édifiés par le pape du Surréalisme André Breton. Au point du reste, d’aller jusqu’à tailler à la hache toutes les certitudes et les rodomontades de la vie intellectuelle des années 1950/1960.

Un nouvel abécédaire intellectuel. Mais qu’est-ce qu’au juste le Lettrisme ? Selon la définition qu’en donne Isou en 1957 dans « Bilan Lettriste », il s’agit d’un « Art qui accepte la matière des lettres réduites et devenues simplement elles-mêmes (s’ajoutant ou remplaçant totalement les éléments poétiques et musicaux) et qui les dépasse pour mouler dans leur bloc des œuvres cohérentes ». 
Cette manière d’introduction inédite à une nouvelle poésie et à une nouvelle musicalité des sons, des onomatopées et des lettres suscita d’emblée l’adhésion de disciples appartenant à l’avant-garde française d’alors. Gabriel Pomerand, son premier disciple, Maurice Lemaître, François Dufrêne, sans omettre le soutien de Raymond Queneau et jean Paulhan, virent dans le Lettrisme le moyen de clouer le bec à cet « Ayatollah » de la pensée qu’était au fond André Breton. Isidore Isou portait cependant les fondements du Lettrisme bien avant d’arriver en France clandestinement en août 1945 en compagnie de Serge Moscovici (le fondateur de la psychologie sociale européenne et père de l’homme politique Pierre Moscovici) après un périple des plus rocambolesques à travers l’Europe avec, dans sa valise, les notes et les textes rédigés dans sa Roumanie natale.

Genèse du Lettrisme. Il faut dire que notre homme, de son entier patronyme Jean-Isidore Isou Goldstein, ayant vu le jour à Boto?ani le 29 janvier 1925, s’est révélé dès son plus jeune âge du genre surdoué. D’après ses dires, il lisait Dostoïevski à treize ans, Karl Marx à quatorze, Proust à seize (ce qui relève aussi, convenons en, du pur héroïsme !). Toujours d’après ses récits, c’est en 1942 à l’âge de seize ans et demi, qu’il a l’intuition d’un nouveau système poétique et musical. A la lecture d’une phrase de l’écrivain allemand Keyserling, une erreur de traduction l’aurait conduit à confondre le mot « vocable » avec celui de « voyelle » l’amenant à comprendre dans sa langue roumaine maternelle que « le poète dilate les voyelles ». Le jeune Isou se serait alors aussitôt lancé dans la rédaction du « Manifeste de la poésie lettriste ». Dans la foulée, le voilà à énoncer les lois d’une méthode de création qui prendra plus tard le nom de « la Créatique ou la Novatique ». 
Méthode, ainsi que le rappelle Guillaume Robin dont la richesse de documentation est proprement ahurissante (grâce à la coopération de celui considéré comme le gardien du Temple du Lettrisme, l’artiste Roland Sabatier, qui lui a ouverte grandes les archives pieusement conservées ayant trait au Mouvement) à partir de laquelle il redéfinira et transformera à peu près tous les domaines de la culture, des sciences, des arts, des techniques, de la philosophie, de la théologie, de l’économie. En bref, à tout ce qui se rattache à la vie en tentant d’y créer d’autres systèmes de valeurs. 
« Ce qui explique pourquoi le Lettrisme est le seul mouvement d’avant-garde qui continue à demeurer vivace aujourd’hui encore. Même si la personnalité d’Isou plutôt très égocentrique, virulente et provocante dans la manière de présenter ses thèses a pu nuire à la reconnaissance extérieure du Lettrisme, celui-ci n’en a pas moins amené une véritable éthique dans ses rapports avec ceux qui, après avoir rallié ses rangs, l’ont ensuite déserté » souligne Guillaume Robin. Lequel dit avoir découvert le Lettrisme il y a cinq ans, après la lecture du livre de Greil Marcus « Lipstick Traces : une histoire secrète du XXe siècle » (paru chez Allia).

Pionnier de l’agit-prop’. Opposé au vieux « lion » André Breton qui n’accepte pas sa déconstruction de la poésie à mots pour une poésie à lettres afin de former un nouvel agencement de signes nommé hypergraphique et promouvoir une nouvelle idéologie politique et économique, Isou et sa « bande » n’auront de cesse de jouer la carte de l’agit-prop’. A commencer par le scandale organisé en avril 1947 au théâtre du Vieux Colombier lors d’une représentation d’une pièce du dadaïste Tristan Tzara. Ce qui incitera pour le coup Gaston Gallimard à publier en octobre de la même année un ouvrage défini comme un roman mais prenant la forme de « mémoires » ayant pour nom « L’Agrégation d’un Nom et d’un Messie ». 
Créateur multi-casquettes, Isou sera non seulement un écrivain des plus prolifiques dans différents secteurs mais également un poète, un metteur-en-scène (en 1954, « La Marche des jongleurs », l’une de ses premières pièces, sera montée par jacques Polieri au Théâtre de Poche), un philosophe (il est l’auteur de la Créatique, pavé de plus de mille cinq cent pages utilisé comme méthode de création intégrale), peintre et même cinéaste. En 1951, en marge du Festival de Cannes, a lieu la projection de « Traité de bave et d’éternité » reposant sur le concept « discrépant » c’est-à-dire basé sur une disjonction totale entre le son et l’image. Une œuvre qui, selon Guillaume Robin, a sans nul doute été vue et revue par les cinéastes de la Nouvelle Vague, inspirant même certains d’entre eux tels Jean-Luc Godard et Eric Rohmer.

A l’avant-garde des avant-gardes !. Les surprenantes autant que multiples incursions d’Isidore Isou vont à ce point briser le carcan du genre Surréaliste en démultipliant les expressions de l’art que celui-ci finit par en devenir quasi imaginaire. Il suffit de se référer à la notion du cadre supertemporel qu’il propose en 1960. Une notion déterminée comme un « cadre de production destiné à attirer des collaborateurs en nombre illimité et infini ». L’interprète de l’œuvre d’art pourra ainsi proposer divers individus de prolonger celui-ci dans le temps. « L’œuvre supertemporelle commence à vivre à partir de la signature » clamera celui qui jusqu’à sa mort, le 28 juillet 2007, ne cessera de jouer les trouble fêtes à l’endroit d’un monde de l’art souvent confit dans ses dogmes et ses certitudes. 
C’est tout le grand intérêt de cet essai « lettrisme. Le bouleversement des Arts* » de remettre en lumière et de confronter avec lucidité le système de pensée lettriste aux autres groupuscules qui ont traversé l’histoire. Situationnisme, Fluxus, Art conceptuel, Nouveau Réalisme, Happening, Dadaïsme. Des mouvements aujourd’hui célébrés, voire même sanctifiés, mais pourtant bien en-deçà de ce que l’on peut considérer comme le mouvement d’art le plus révolutionnaire et pamphlétaire de notre époque.

* »Lettrisme. Le bouleversement des Arts » de Guillaume Robin, 
Hermann Editeurs, 174 pages, 24 €.

Publié in Ze MAG’ZINE relais d’idées et d’influences, n° 24, mars 2011

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